Tribune publiée dans Le Monde du 25/05/2010 :
La justice internationale est une aspiration universelle. Trop longtemps, les responsables des crimes les plus massifs et les plus abominables ont joui de l'impunité, les tribunaux de leur pays
ne pouvant ou ne voulant les juger. Ce constat de l'inacceptable a conduit à la création de juridictions internationales ad hoc et enfin, en 1998, de la Cour pénale internationale (CPI).
Cette Cour est entrée en fonctions le 1er juillet 2002. La France a ratifié son statut. Elle a compétence pour juger les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité, les crimes de génocide.
Mais son champ d'action demeure limité dans la mesure où elle ne peut évidemment juger tous les crimes concernés. C'est pourquoi le préambule du statut de la CPI rappelle qu'"il est du devoir de
chaque Etat de soumettre à sa juridiction criminelle les responsables de crimes internationaux". C'est le principe dit "de compétence extraterritoriale".
La mise en oeuvre d'une telle obligation implique pour les Etats parties à la CPI l'adoption d'une loi d'adaptation à son statut. La nécessité en est d'autant plus forte pour la France que sa
législation actuelle comporte de nombreuses carences. Ainsi, par exemple, le code pénal français ne contient pas de définition du crime de guerre. De même, hormis les lois spécifiques concernant
le Rwanda et l'ex-Yougoslavie, il n'existe aucune disposition de droit interne, exception faite de la torture, permettant de poursuivre des ressortissants étrangers de passage sur le territoire
suspectés de crimes de guerre, crimes contre l'humanité ou crimes de génocide.
Or la France n'a manifesté aucun empressement à remplir ses obligations. C'est seulement en juin 2008 qu'un projet de loi a été soumis et voté au Sénat. Deux ans plus tard, le texte n'a toujours
pas été inscrit à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale. C'est peu dire que la justice internationale n'est pas une priorité. Mais, pire encore, le texte adopté par le Sénat et dont le contenu
vient d'être entériné lors d'une réunion de la commission des lois de l'Assemblée nationale, comporte des dispositions totalement inacceptables qui conduisent à vider de toute substance le
mécanisme de compétence extraterritoriale.
La première, qui à elle seule suffit à verrouiller le système, impose que les auteurs présumés de crimes de guerre, crimes contre l'humanité ou crimes de génocide possèdent une "résidence
habituelle" en France pour pouvoir y être poursuivis. C'est donc une exigence beaucoup plus contraignante que celle qui existe pour le crime de torture, pour lequel la Cour de cassation a jugé
qu'il suffit que le suspect "se trouve" sur le territoire. Surtout, il va de soi qu'aucun bourreau ne sera suffisamment stupide pour établir une résidence habituelle en France, et se satisfera
volontiers d'y passer d'agréables séjours dans les meilleurs hôtels du pays. Autant dire que la condition ainsi posée revient pratiquement à interdire toute possibilité d'action.
La seconde restriction est celle prévoyant que seul le parquet pourra être à l'initiative des procédures, à l'exclusion des victimes qui se voient privées de la faculté de déposer plainte avec
constitution de partie civile. Ainsi les victimes de crimes de masse d'une gravité exceptionnelle auront moins de droits que les victimes de délits mineurs de droit commun. La motivation est à
l'évidence exclusivement politique, s'agissant de conférer l'initiative des poursuites à un parquet soumis au pouvoir, et dont l'expérience démontre, sauf rares exceptions, l'extrême frilosité
dans toutes les affaires susceptibles de toucher aux relations entre Etats.
Deux autres dispositions du projet de loi d'adaptation sont aussi inacceptables. L'une est relative à la double incrimination qui subordonne les poursuites en France à la condition que les faits
soient punissables à la fois par le droit français et par la législation de l'Etat où ils ont été commis. Ainsi, au cas où le crime de génocide n'est pas visé par cette législation, le présumé
génocidaire ne pourra être poursuivi. Une dernière disposition consiste à prévoir que les juridictions françaises ne pourront être saisies qu'après que la CPI a expressément décliné sa
compétence. C'est là une inversion du principe de complémentarité, qui dénature le statut de la CPI, lequel confère aux juridictions des Etats parties la priorité et la responsabilité de
poursuivre les auteurs de crimes internationaux.
Si une telle loi devait être définitivement adoptée par le Parlement, tous les bourreaux de la planète pourraient continuer à séjourner sans encombre sur le territoire français. Dans ces
conditions, la création, au Tribunal de grande instance de Paris, d'un pôle des juges d'instruction spécialisés en matière de génocides et crimes contre l'humanité serait d'une particulière
hypocrisie.
Que vaut alors cet engagement pris par Michèle Alliot-Marie et Bernard Kouchner, qui ont, lors de l'annonce de la création de ce pôle, souligné que "les victimes de la barbarie humaine ont le
droit de voir leurs bourreaux poursuivis et condamnés", ajoutant que "les personnes suspectes de génocides, de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité doivent être jugées. Elles le
seront. La France s'inscrit résolument dans la lutte contre l'impunité" ? En réalité, avec les dispositions du projet de loi, la France, loin de combattre les bourreaux, s'en fait la complice.
La justice universelle et non sélective à laquelle aspire l'humanité nécessite que les auteurs des crimes internationaux les plus graves répondent de leurs actes, y compris devant les
juridictions françaises. Confier au seul pouvoir politique le soin de décider des poursuites, entraver le devoir de juger par des artifices de procédure, c'est organiser l'impunité. Le Parlement
doit adopter un texte définitif qui ne soit pas un simple trompe-l'oeil, et qui permette à la France d'être non en retrait mais à la tête du long cheminement vers une justice internationale
effective. Nous l'y appelons.
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Patrick Baudouin, avocat, président d'honneur de la Fédération internationale des ligues des droits de l'Homme, et Michel Tubiana, avocat, président d'honneur de la Ligue française des droits de
l'Homme.