On sait que la langue française ne possède pas de mot pour désigner les unités dont se compose l'humanité, comme une corolle se compose de pétales, ou la
faune d'animaux !
Cette unité s'appelle mensch en allemand, tchelovek en russe, en français il faudrait dire : être humain. Mais on ne le dit pas, on dit homme. En français l'humanité se compose
d’hommes, bien qu'une partie de ces hommes soient des femmes. Comme si le mot homme ne désignait pas le genre masculin. À moins que les femmes ne comptent pas.
Avant guerre il existait une « Association des écrivains pour la défense de la culture et la dignité de l'homme ». Il est clair qu’ici la dignité de l'homme n'est pas autre chose que la
dignité de l’être humain, être-femme ou être-homme. Les femmes se sont battues dans cette guerre pour la dignité de l'homme, pour ne pas vivre à genoux, pour que l’homme n'ait pas à essuyer des
crachats sur son visage, dans ce combat elles ont subi la prison, le martyre, la mort...
Et si aujourd'hui, à la sortie de cette guerre, la littérature est obsédée par le mot homme (Quel homme ? de Emmanuel, La marche de l'homme de Marcenac, L’homme et
la bête de Martin-Chauffier, Les hommes et les autres de Vittorini etc., etc.), comme pendant l'occupation, elle l'était par les mots : sang... nuit..., il est clair qu'il ne s'agit
pas de l'homme au masculin seulement.
Pourtant, dans le langage courant, le même mot accolé au mot femme ou au mot homme prend une signification différente. Un homme honnête est celui qui ne vole pas, une femme honnête est celle qui
n'a pas d'amant, un homme galant est un homme poli et complimenteur avec les femmes dans le seul but de leur être agréable, une femme galante est une femme vénale. C'est à se demander si « la
dignité de l'homme » signifie la même chose que la « dignité de la femme ». Et si le grand nombre ne veut pas, consciemment ou inconsciemment, cantonner la dignité de la femme uniquement dans ce
qu'elle a de spécifiquement féminin : la dignité de la mère, de l'épouse, de la femme « honnête » (voir plus haut).
La « dignité de l'homme » chez la femme, la dignité de l'être humain est, comme pour l'homme, dans sa liberté, son indépendance, son droit au travail, ses droits et ses devoirs de citoyen, de
citoyenne.
Croyez-vous que j’enfonce des portes ouvertes ? Que je prêche devant des convaincus ? À l'usage, ces convictions ne sont chez les hommes que des faux-semblants. La dignité de la femme en tant
qu'être humain demande en premier lieu que la poussière des siècles soit enlevée de la tête des hommes. Ce qu'il a fallu, ce qu'il faut de force de caractères à une femme pour aller contre les
mœurs séculaires, plus tenaces que les lois. Laissez donc aux femmes le temps d'améliorer leur travail en augmentant la quantité de femmes qui travaillent et en changeant les conditions morales
de leur travail. Que leurs idées, leur œuvre ne soient pas d'avance entachées de ridicule, et il y aura plus de George Sand, de Colette, de Desbordes-Vahnore, de Madame Curie, de Maryse Bastié...
Les hommes semblent vouloir à tout prix se priver de l'apport de la femme à la culture. Qui sait ce que le génie féminin nous réserve de trésors, et ce que la dignité peut apporter au monde ? Et
si c'était la paix ? La dignité de l'homme y trouverait son compte.
Le jour du 8 mars, jour international de la femme, je salue « la dignité de la femme » de Jeanne d'Arc à Danielle Casanova, de celles qui se sont couchées sur les rails à Saint-Étienne dans
l'autre guerre aux héroïnes quotidiennes qui rendent la vie possible à leur famille, de celles qui sont tombées pendant l'occupation et la guerre, à celles qui se battent pour la Paix
aujourd'hui. Je salue la dignité de la femme qui est le même que la dignité de l'homme, de l'être humain qui veut la Paix, sans tenir pour cela à sa vie au-delà et au dessus de la dignité
humaine.
Elsa Triolet - "La dignité de la femme"
Texte publié dans Les Lettres françaises du 4 mars 1948